Apprenti chauffeur



Par Jean-Philippe Ravon

 

Du 25/06 au 02/07 2007, sur la Ligne CFTA du Trieux reliant Paimpol à Pontrieux

Ou

 Les tribulations d’un apprenti chauffeur.

 

Il est 5 heures, l’élève chauffeur s’éveille… Mais lui a encore sommeil. Pour mieux le réveiller, reconstitution du talon . Un exercice tonique à l’aide d’une locomotive de bonne taille, de charbon, d’une pelle, d’un feu et … quarante pelletées plus tard, du deuxième dans le foyer de la première, le voilà  motivé pour retourner dormir dans son duvet douillet…

Réveil définitif à huit heures, toilette, petit déjeuner et départ vers neuf heures pour l’entretien du feu et de la machine. A chaque fois que je grimpe dans l'abri, je vérifie la pression de la chaudière et le niveau à eau. Puis, un « coup de souffleur » pour l’œil sur le feu par le gueulard et ouverture de la vanne à vapeur de la pompe à air pour commencer à remplir le réservoir du frein. Au matin, la pression de la chaudière est entre 4 et 8 hectopièzes, suivant l'orientation du  vent, le temps. Comme en dessous de 6 hPz  l’injecteur n’amorce pas, si la pression est inférieure et  le niveau d'eau sous le premier 1/3, je dois attendre la remontée de la pression. En faisant pivoter les "secouettes" de droite à gauche, je nettoie le feu en le débarrassant de ses cendres et scories, et disloque la galette. Lorsqu’elles sont impossibles à manœuvrer, j’utilise un tube de fer pour me faire un levier. Mon moniteur, avec les ringards, trie le feu avec vigueur. C’est un travail dur que nous partageons. Pour souffler utilement, nous notons  le niveau d'eau du tender  puis faisons de l’eau. L’un va à la "bascule"  pendant que l’autre, après avoir approché les briquettes,  « refait le talon » bien éprouvé par le nettoyage. A la fermeture des portes et du souffleur, je fais les niveaux des graisseurs de l'abri et de la pompe à air à « l’huile de surchauffe ». Ensuite, lorsque le manomètre de la chaudière le permet, j’ouvre la clef d’eau de l’injecteur et fais « une chopine ».

A une heure et demie du départ, le niveau d’eau est au premier tiers et j'allonge le feu à laide de pelletées en faisant de belles moustaches le long des parois du foyer, jusqu’à mi- grille, de part et d’autre du talon que je regarnis par la même occasion. Lorsque ce que l’on a mis a bien pris, à l’aide des ringards, je prélève du talon du charbon et le repousse  tout au fond de la grille, arrosé immédiatement de longues pelletées qui s'enflamment et que je mets à "mijoter". Le feu, en couronne, laisse alors un grand espace libre, noir et froid au milieu de la grille : il ne s’emballe pas et la chaudière, calmement, monte en température et en pression, sans craquer : On a le temps. Le talon maigrit vite et nous le regarnissons au ras du gueulard. (Surtout les côtés avec trois pelles de plus à droite car « la princesse » consomme plus de ce côté-là) Vient l’essai de la pompe à eau. Ensuite je vérifie le desserrage du frein du tender et, voyant que la table de pelletage est trop dégarnie, je grimpe dans la soute par la gauche du tender et, à l’aide du croc et de mes pieds, je fais s’écrouler le charbon peureusement réfugié à l’arrière. Le mécanicien a fini ses graissages et contrôles. Il monte dans l'abri et fait ses essais de freins. Lorsque le niveau d’eau du tender est suffisant, je coupe l’eau puis  vais à l’arrière préparer le TIA . Une demi-heure avant le départ, la chaudière est à 12 ou 13 hPz et l'on entretient le feu à coup de pelletées au talon, aux coins puis aux flancs (et un peu plus à droite), devant et, à grande volée, tout au fond. Voilà l’ordre de mise en tête. Je descends côté droit, le pied droit en premier, retire les cales et les range derrière les trappes de caisse à eau du tender. Le mécanicien ouvre le régulateur, fait fuser des purgeurs un nuage de vapeur, et rebrousse s’atteler. Essai des freins de la rame.

Cinq minutes avant le départ, au petit ringard, nous bouchons le trou de la grille avec du charbon pris du talon,  le tout arrosé  de pelletées qui s’enflamment à peine arrivées, puis nous regarnissons le talon. L'enfer maintenant gronde, enfle. La chaleur croit  et la pression monte perceptiblement au manomètre. Nous temporisons la pression en introduisant de l’eau froide avec l’injecteur.

C’est le départ. J’ouvre les trappes et ferme les purgeurs au bout de trois ou quatre tours de roues. Ensuite, vite servie, une "bonne charge" part dans le poêle avant d’attaquer la côte : la cheminée vomit bien noir et l’on grimpe, un œil au manomètre, l’autre au loin sur le haut de la côte. Au sommet nous regarnissons le talon, puis nous le maintenons, pendant tout le parcours. A l’aide de « petites semées » régulières, nous gardons la grille en ignition. Nous détectons les trous et nous les bouchons. Le moniteur et son élève, sans cesse, bichonnent leur feu, un œil  au manomètre  l’autre au niveau d’eau pour emplir chaudière et foyer en fonction du profil de la ligne et de la vitesse limite. Aux passages à niveaux ou pour saluer les badauds, nous donnons du sifflet, joyeusement. En une demi-heure, voilà Pontrieux. Nous longeons le dépôt puis les quais de la gare. A l’arrivée le mécanicien soigne son freinage avec maestria : douceur et précision. Nous dételons et, les voyageurs débarqués, nous nous garons à l’opposé, au dépôt, sous les  vivats de ceux  restés admirer notre princesse… La voilà sur fosse. Le chauffeur ferme les trappes, ouvre les purgeurs, et, la machine calée, « coupe  le feu ». Le reste, il n’y a quasiment plus rien, du grand ringard, est repoussé sur la bascule. Nous faisons de l’eau. Le talon est regarni à bloc,  puis une grande chopine d’eau à l’injecteur, à deux tiers de tube, prévient la coupure du repas qui s’annonce, tout en nettoyant l’abri à grande eau avec « la pissette ». Avant de quitter l’abri je vérifie si la marche est bien au point mort, les régulateurs fermés et les purgeurs grands ouverts. Un crochet à l’arrière du tender pour récupérer mon change  et je file me décrasser.  

A 14H30, de retour dans l’abri, après un repas pantagruélique pris « chez « Jacqueline » dans une ambiance très fraternelle, c’est le bilan pression, niveau, état du feu. D’abord nous le nettoyons et regarnissons le talon car il a beaucoup maigri puis faisons la bascule. Je descends du côté gauche, pied gauche en premier et ouvre les grilles avant et arrière du cendrier pour le nettoyer. Une fois les cendres à terre, je  descends dans la fosse par l’avant, me baisse pour ne pas déguster un saillant du dessous, admire au passage mon mécanicien équilibriste dans la cage de la BP puis, termine le nettoyage en dégageant de la main la brosse à crocodile. Je repars vers la sortie, enjambe  les scories fumantes et file vers l’escalier, oubliant la barre transversale du chasse-pierre sur laquelle je me heurte : ma casquette, bonne fille, m’épargne une entaille au cuir chevelu. Aveuglé par la châtaigne, je sors de la fosse, plié en deux,  évitant de peu la grosse boule du tendeur d’attelage... Mon moniteur, lui, s’active: Les briquettes sont au feu et j’entends le raclement régulier de sa pelle : talon impeccable en vue. Je grimpe, coup d’oeil  au « mano », au niveau,  puis à l’eau du tender et je refais le TIA. Au retour je regarde faire mon moniteur et retiens ses commentaires: son feu est bien allumé, brillant et il charge le fond à grandes grêles de charbon  qui claquent au fond. Le mécanicien revient à son poste pour faire tirer la machine jusqu’à l’estacade où nous faisons du charbon.  Pendant ce temps, je pars curer la fosse  et regagne ensuite la machine. «Allez tu fais une petite tournée devant et sur les côtés. Garnis bien les coins mais étouffe d’abord devant toi, voilà… C’est bon à gauche, change de vantail, fais à droite, oui, le coin à droite, encore deux pelles et maintenant devant, laisse couler ta pelle, c’est ça et fais le fond maintenant, tu en mets trois ou quatre, ne retiens pas ta pelle, c’est bon. OK, n’oublie pas de fermer le souffleur ».  Le moment d’atteler arrive. Nous refoulons depuis le dépôt, franchissons les aiguilles et repartons à petite vitesse vers la rame à laquelle nous accostons en douceur. A cinq minutes du départ les ringards entrent en action pour étaler le feu, puis une petite tournée dessus  à allumer et garnissage du talon à toute vitesse. La pression monte, la chaleur aussi et les odeurs d’huile et de charbon sont tellement présentes qu’on ne les sent plus. Au départ, comme la machine vient de se déplacer, les purgeurs sont rapidement fermés. Nous attaquons la côte, le halètement de l’échappement se fait profond et nous maintenons la pression, profitant des descentes pour nous renipper. A mi-parcours nous faisons une halte de vingt minutes à Traou Nez où les voyageurs visitent la maison de Sézenec. Nous, nous coupons le feu pour économiser le charbon et deux d’entre nous vont chercher les crêpes et le cidre qui nous sont offerts. Notre compagnon  des C.F.T.A. nettoie la pelle, la fait chauffer au gueulard et y glisse tour à tour les crêpes que nous dévorons  avec gourmandise. Cinq  minutes  avant le départ nous étalons notre feu et refaisons le talon. Nous repartons et continuons d’observer la pression et le niveau de sorte que le mécanicien ait la puissance nécessaire. Le signal d’entrée de Paimpol est ouvert et nous descendons, régulateur fermé, vers la gare. Un bon coup de sifflet au passage à niveau et nous saluons les touristes en voiture, éberlués de voir passer devant eux, silencieusement et majestueusement,  le mouvement fascinant des bielles de notre belle Princesse. Nous passons devant la gare et le train s’immobilise en bout de quai. Nous dételons et continuons de refouler jusqu’à l’aiguille suivante que notre collègue des CFTA bascule. Nous passons devant les voyageurs : acclamations, adieux et nous allons nous garer. Je descends avec les cales puis remonte : ce soir nous faisons l’extraction. Lorsque nous sommes prêts : ouverture de la vanne située au centre de la devanture. L’eau gicle sous la machine, rebondit sur la plaque située entre les rails, accompagnée d’un épais nuage de vapeur qui envahit peu à peu l’abri et devient si épais que je saisis une lampe pour lire le niveau. L’extraction continue ainsi avec un bruit de siphon grave, dans l’atmosphère saturée de ce bain de vapeur que nous nous offrons. Enfin nous fermons la vanne. Le talon est refait, le niveau rempli au maximum en prévision de la nuit. L’abri est nettoyé et nous vérifions : la marche au point mort, les régulateurs, la pompe à air, les clefs d’eau,  fermés, le frein du tender serré mais pas trop de peur de le bloquer. Un dernier coup d’œil, comme à regret  et je quitte l’abri. Cela a été une bonne journée, je suis vraiment ravi, heureux. Un rêve s’est encore réalisé, le mien.

 L’équipe se retrouve dans le B4D après avoir quitté les vêtements de travail cartonnés de suie, de sueur et de graisse et nous allons nous doucher à tour de rôle. Quel ravissement de voir la crasse et le sel de la transpiration me quitter. Deux champoings pour obtenir une mousse bien blanche… Au retour vient alors la mise au point du menu du soir et les courses. Nous partons acheter le pain, là où il est bon car croustillant à souhait, une vraie friandise et finissons le reste des courses. Mon compagnon est mon mécanicien en chef et, tout comme moi, c’est un exercice auquel il est rompu : cela va vite et juste et nous tombons de suite d’accord sur ce qu’il faut acheter. Comme j’ai proposé de faire la popote pour le séjour, je m’y « attelle » tout en partageant l’apéritif avec mes compagnons. Le repas se passe entrecoupé d’anecdotes hilarantes qui font toute l’histoire du club et nous échangeons des parcelles de nos vies. La soirée se passe, casanière et en musique car nous avons deux guitaristes. Nous chantons tous ensemble avec un cœur inouï. Ces soirées en chansons sont extraordinaires de joie et j’ai l’impression que la fatigue de la journée n’a jamais existée. Vers vingt-trois heures nous nous retirons dans le wagon poste, et éteignons les feux, mais l’un d’entre nous retrouve le foyer de la machine pour lui refaire le talon de la nuit : et encore quarante pelles partent assouvir l’appétit de notre princesse. Tout est alors prêt pour le lendemain.      

 

 

NB: Certains de nos amis internautes seront peut-être déçus de l'absence d'image pour illustrer ce récit. Cependant ils auront compris que l'abri d'une locomotive à vapeur est peu propice à des prises de vues surtout lorsque le preneur d'image potentiel est lui même impliqué dans la chauffe de l'engin, exercice qui l'accapare à cent pour cent.  Cependant, depuis la rédaction de ce petit texte un bon nombre de photos de nos séjours aux CFTA me sont parvenues. Nous vous en soumettons donc ci dessous quelques unes auxquelles j'ai mis des légendes en souvenir des moments partagés ensembles.


 

 

Attente devant les wagons

 ateliers de Paimpol

Départ de Paimpol

Dans la montée à la sortie de Paimpol

Alain aux commandes

Le long de la rivière du trieux

Arrêt à Traou Nez

La maison Sezenec

A Traou Nez, Alain passe du manche de fer au manche de verre.

A Traou Nez Robert vole et Alain gratte.

Robert met au feu et nourrit l'enfer.

 

Passage du viaduc du Leff

Manœuvre au dépôt de Pontrieux

Alain, moniteur chauffeur le jour, la nuit et gratteur chanteur le soir.

Alain, mécanicien chef de jour, gratteur chanteur le soir.

Robert, toute la joie de vivre.